La sauce Sriracha ou l'échec de la guerre des prix à la ferme
Etienne Goyer, agriculteur maraîcher biologique, propriétaire de la ferme La Jardin du Village en Gaspésie, réagit à l'article de Philippe Chabot publié dans Le Soleil au sujet de la rupture de stock mondiale de la sauce Sriracha. La bouteille de sauce piquante iconique illustre parfaitement les limites d'une chaîne d'approvisionnement dans laquelle se joue une guerre des prix souvent invisible, mais dont les producteurs sont les première victimes.
Je suis un grand fan de la sauce piquante Sriracha originale, la HuyFong. Mais vous savez quoi? Je suis bien content qu'ils se plantent. Cette histoire là, c'est l'exemple parfait qui démontre pourquoi l'agriculture va si mal.
Laissez-moi vous expliquer. La compagnie Huy Fong s'approvisionne localement, en Californie, avec un producteur de piments forts du coin, Underwood Ranches. La Sriracha gagne en popularité et, pour satisfaire la demande en forte croissance, Underwood Ranches investie massivement pour grossir ses opérations. En 2016, la compagnie Huy Fong, non contente d'avoir un fournisseur fiable pour l'ingrédient principal de ses sauces, décide de négocier à la dure avec Underwood Ranches pour couper le prix de leurs piments à 500$/tonne. Pour vous donner une idée, 500$/tonne, c'est payer à peu près deux ou trois cennes par piment fort. Évidemment, UnderwoodRanches refuse, puisque l'entreprise ne peut pas vendre en dessous du coût de production, qui est de 610$/tonne (ce qui est déjà étonnamment bas). Huy Fong intente alors une poursuite contre Underwood Ranches pour briser le contrat d'approvisionnement et cesse d'acheter les piments du producteur. Pour économiser, il commence à s'approvisionner chez des distributeurs mexicains.
Hors, les conditions météo au Mexique et dans le sud-ouest des États-Unis se dégradent et commence une sécheresse qui va durer presque trois ans. La récolte de piments forts au Mexique est faible et le marché intérieur est fort. Dans un contexte où le marché se ressert, les distributeurs mexicains préfèrent naturellement vendre au transformateurs mexicains, question de logistique. Huy fong voudrait bien s'approvisionner aux États-Unis, mais la faible production américaine ne suffit pas à la demande monstre de Huy Fong, qui a besoin de 50 000 tonnes de piments annuellement pour la production de ses sauces populaires.
Résultat: Huy Fong est en arrêt de production pour une deuxième année consécutive, puisqu'incapable de trouver 50 000 tonnes de piments forts sur le marché dans un contexte où le consommateur prix veut payer un prix dérisoire. L'entreprise perd actuellement des millions de dollars, sans compter la valeur de l'espace tablette qu'elle n'occupe plus. Eh ben! Quand on pense qu'il y a un fournisseur, juste à côté de chez eux, qui était prêt à produire tout ce dont il a besoin pour à peine 25% de plus que leur prix plancher, c'est triste. Triste et tout à fait évitable! Huy Fong aurait pu par exemple augmenter le prix de la bouteille de Sriracha de un ou deux dollars pour compenser, personne ne s'en serait plaint. Mais non... Il leur fallait payer l'absolu minimum aux producteurs et pas un sous de plus!
Depuis, Underwood Ranches a intenté et gagné une contre-poursuite pour fraude et bris de contrat envers Huy Fong. L'entreprise n'est peut-être plus ce qu'elle était mais elle est toujours là. Elle produit maintenant sa propre sauce. Les sauces Huy Fong, pour le moment, ont disparu des tablettes. Nous avons ici l'allégorie parfaite du système agroalimentaire dans tout ce qu'il a de plus pervers et dysfonctionnel. La production agricole est la base du système agroalimentaire. Dans la pyramide du système agroalimentaire, presque tout le risque financier est assumé par les producteurs, qui sont toujours en position de faiblesse quand vient le temps de négocier le prix payé pour les denrées agricoles. Le reste de la chaîne, du transformateur aux consommateurs, en passant par les distributeurs et les détaillants, exerce une pression constante sur cette base de la pyramide [la production] afin de tirer les prix toujours plus bas, alors les marges sont toujours maintenues elles. Ça va faire un temps ! On ne peux pas constamment mettre de la pression sur les producteurs agricoles et s'attendre à ce que les tablettes des épiceries continue de déborder de produits. Il y a une limite sur ce qu'on peux exiger des producteurs comme compromis et cette limite là est très très près d'être atteinte. Un moment donné, si on veux continuer de manger trois repas par jours, il va falloir que les transformateurs, les distributeurs, les détaillants, et oui, les consommateurs aussi, mettent la main à la poche et acceptent de payer adéquatement et équitablement le vrai prix de denrées agricoles, pour que les producteurs puissent être rémunérés convenablement.
En ce qui me concerne, la bouteille de Sriracha dans mon frigo sera la dernière... Tant pis pour Huy Fong !