Des fermes pérennes pour le Québec
Stéphanie Wang a rédigé ce texte suite au visionnement du documentaire poignant Je me soulève d'Hugo Latulippe portant sur la création de la pièce de théâtre du même nom, mise en scène par les soeurs Véronique et Gabrielle Côté. Ce texte est né du même souffle de découragement, d'incompréhension, de colère, de tristesse, de courage, d'espoir et de poésie berçant tout un peuple devant la beauté fragile de nos écosystèmes naturels.
A vous, personnes citoyennes et politiques
Le texte qui suit est un cri du cœur d'une maraîchère biologique qui a vu plusieurs de ses collègues tomber au combat. C'est aussi le rapport d'une sociologue qui observe depuis 15 ans une tendance lourde s'installer dans notre agriculture. La terre agricole change de vocation pratiquement aussi souvent qu'elle change de mains. Ici, un verger est rasé et replanté en vignes. Là, un champ soigneusement défriché et désherbé par une entreprise maraichère est devenu un verger.
La question centrale est: a-t-on encore le loisir de gaspiller autant de temps et de ressources pour laisser à ce point libre cours à la libre entreprise en agriculture?
Les économistes le disent : le prix des terres agricoles a nettement surpassé la rentabilité de l’activité agricole. Le modèle de l’agriculteur propriétaire ne fonctionne plus sur papier. Dans ce contexte, les subventions agricoles destinées aux entreprises agricoles, tout comme les autres formes d'appui 01 l’achat d'une terre agricole, sont vouées a entretenir un modèle ou seuls Les plus privilégiés, novateurs, résilients ou acharnés d'entre nous persistent. Plusieurs y sacrifient leur qualité de vie, leur santé financière, physique et psychologique. Certains y laissent aussi leur vie…
Les signataires, les organisations ayant manifesté leur appui a ce texte et moi-méme ne sommes pas les premiers a dire que plusieurs*des bases de notre modèle agricole doivent être revus. Notre constat est que même la petite agriculture de proximité, dans laquelle on fonde tant d'espoirs, est en crise et ne tient trop souvent qu'a un fil.
Si notre autonomie alimentaire collective vous tient à coeur, je vous invite à lire le texte qui suit avec ouverture. Plusieurs initiatives de ce genre existent déjà ailleurs dans le monde. Maintenant est le temps de planifier notre changement.de cap avant que l'on ne frappe définitivement le mur.
Nous espérons contribuer a faire avancer les réflexions en vue de poser ensemble les jalons de l'établissement de fermes pérennes au Québec dédiées à nourrir les générations à venir.
À tous ceux et celles
qui ont fait, qui font et qui feront leur mission de vie
la création d’une ferme pérenne agroécologique
Derrière nos beaux légumes
nos publications qui font rêver
le sourire sur nos visages au marché
la petite agriculture chancelle.
Blessures physiques
difficultés financières
maladies
épuisement
écoeurantite
séparations ou successions qui se règlent en cour.
Nos conditions humaines individuelles
ont trop souvent raison de notre enthousiasme initial.
Alors on arrête la production commerciale
soustrayant une terre agricole de plus de sa fonction
ou bien on vend carrément toute la ferme
liquidation des équipements sur marketplace
vente de la terre à gros prix
à qui peut bien se la permettre
certainement pas des étudiants fraîchement sortis des bancs d’école d’agriculture.
Et on n’a pas tout perdu
car plusieurs de ces équipements et bâtiments
ont été subventionnés par les contribuables
via le Ministère de l’Agriculture
et surtout la Financière agricole du Québec
qui offre de 20 000$ à 50 000$ aux jeunes
démarrant une entreprise agricole.
Si l’intention est certes louable
force est de constater que de telles subventions versées à « l’individu »
ne garantissent aucunement que les ressources acquises grâce à elles
continueront de servir au sein d’un système de production agricole à moyen long terme.
Et si, au lieu d’être versées aux individus qui se lancent en affaires
ces subventions étaient remises à des fermes pérennes
au moment où elles accueillent de nouveaux membres?
Des fermes, dont le fond de terre
serait mis en fiducie d’utilité sociale agroécologique
afin que leur vocation
soit inscrite juridiquement
à perpétuité.
Sur ces terres, les travailleurs seraient organisés en coopératives
ou en organismes à but non lucratif
pouvant jouir d’un droit de propriété superficiaire
ou d’un autre type de propriété justifiant des investissements à long terme.
Chaque génération amènerait ses couleurs, ses méthodes, son marketing
mais on n’aurait pas à racheter tracteurs, machinerie, équipements, camions, chambre froide
à drainer
à amener l’eau et l’électricité
à construire serres et bâtiments
à chaque fois que la terre change de main.
La relève agricole pourra alors décider de rejoindre une ferme existante qui la fait vibrer ou bien démarrer une nouvelle ferme pérenne – si besoin est.
En tant que membres travailleurs d’une ferme pérenne collective
la relève conserve son élan entrepreneurial
en possédant un droit de vote
et en prenant des rôles et responsabilités au sein de l’entreprise.
De nos jours
toute ferme aurait besoin
de mécanicienNes pour réparer la machinerie
de paysagistes pour aménager des plate-bandes
de cuisinierEs pour transformer les surplus et faire à manger à l’équipe de gardienNes pour s’occuper des enfants
de comptables pour la tenue de livre et la facturation
de secrétaires pour l’administration
de directeur-trice général pour veiller à la bonne gestion de l’entreprise de pros des communications et réseaux sociaux
de délégués syndicaux pour défendre nos droits
et bien sûr de producteurs-trices agricoles.
Quand tous ces chapeaux incombent à 1, 2 ou même 3 personnes sur une ferme
on trouvera inévitablement des maillons faibles
et trop souvent des journées de 12h de travail
de mai à octobre sans journées de congé.
Ironiquement, les fermes coopératives pionnières d’aujourd’hui sont pénalisées
car seulement 5 membres peuvent recevoir la subvention au démarrage
mais on compte désormais des fermes coop de plus de 5 membres.
On a besoin de fermes pérennes diversifiées
avec des poules
un four à pain
des fleurs
et des arbres fruitiers.
Ce dont on rêve tous et toutes lorsqu’on cultive la terre
mais qu’on a rarement le temps de créer en une vie.
Les possibilités sont immenses
si seulement
on pouvait faire le saut
d’un modèle individualiste à collectif
d’entreprises agricoles.
Le modèle actuel est cyclique, statique.
Car l’entrée de relève en agriculture
est contrebalancée par tous ceux et celles
qui décident chaque année d’arrêter.
On veut un modèle cumulatif, exponentiel
porté par une vision de souveraineté alimentaire.
Et si les subventions soutenant les productions destinées à l’exportation étaient aussi redirigées vers des fermes pérennes nourricières - qui nourrissent la population vivant autour d’elles?
Combien de générations
de gens de la terre
pris à la gorge
devront payer
une même terre
à la banque
avant qu’elle soit enfin retirée
du marché
de la spéculation immobilière?
Les terres agricoles
sont un bien commun
qui doit servir exclusivement à nourrir les communautés et
non à enrichir des individus et des banques
comme c’est le cas à l’heure actuelle.
On veut des fermes pérennes agroécologiques
car au moment où la crise écologique frappe à nos portes
on ne peut plus envisager de déverser
des produits de synthèses et des boues d’épuration
dans les sols et les cours d’eau
dont se nourrissent les plantes et les animaux
que l’on mange.
Continuer en ce sens est pure hérésie.
Pourquoi jouons-nous à l’autruche?
Ne ressentez-vous pas
chaque épandage de contaminant
comme une épée au coeur
une épine dans la chaussette
un sablier que l’on renverse
comptant les jours qui nous restent?
On veut des fermes pérennes dans l’espace temps
que l’on peut bâtir à l’infini
pour construire nos sols sans interruption
sans crainte que notre ferme devienne un stationnement
de centre d’achat.
Isolée sur son rang
repliée sur l’individu ou le couple
laissée à elle-même
la ferme familiale
semble désuète
dernier gaulois dans un monde éclaté
où nos carottes sont en compétition contre celles de Wal Mart et Costco.
Dans notre postmodernité de l’instantanéité
de la flexibilité
du changement perpétuel
de l’éclatement des rôles et valeurs traditionnelles
des crises imminentes
il y a pourtant une certitude qui demeure :
tant qu’il y aura des êtres humains sur terre
on devra manger 3 fois par jour.
La science développera sans doute de l’alimentation en gélule ou intraveineuse mais nous qui apprécions et défendons le droit à de vrais aliments
ayant poussé dans nos sols
et abreuvés d’eau de pluie, de nos étangs et de nos puits
serons ravis de compter sur une ferme pérenne près de chez nous.
Oui, on veut des fermes pérennes de proximité
à travers tout le territoire habité
tout comme les hôpitaux et les écoles
qu’on retrouve dans un rayon raisonnable
de toutes les communautés.
Car manger est un droit aussi essentiel
que l’accès aux soins de santé et à l’éducation.
Au moment où le prix des aliments monte en flèche dans les épiceries
la poignée de grands distributeurs alimentaires enregistrent des profits quotidiens records.
L’esprit du capitalisme
nous mènera à notre faim
si l’État providence
n’intervient pas
pour redéfinir les règles du jeu.
On ne raconte pas souvent
comment le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau
a finalement réussi à abolir le régime seigneurial
près de 200 ans après la Conquête britannique
en créant en 1953 le Syndicat National du Rachat des Rentes Seigneuriales et en lui garantissant un prêt afin de payer le solde des rentes constituées aux derniers détenteurs de droits seigneuriaux.
C’est ainsi que sont nées les municipalités et villes du Québec
avec l’État comme créancier
et les quelques 60 000 cultivateurs pouvant racheter leur terre
en payant non plus une rente au seigneur mais une taxe municipale.
Et si on se permettait une deuxième fois dans l’histoire
de reprendre le contrôle de nos terres agricoles
mais cette fois-ci
en les libérant des chaînes de la propriété privée
afin que fleurissent
dans chaque municipalité, ville, région
des fermes résilientes face aux changements
portées par une collectivité plurielle
régénératrices des sols
prospères financièrement
évoluant, se transformant
mais pérennes
jusqu’à la fin des temps.
Retrouvez le texte original et co-signez le sur le site web de la ferme de Stéphanie Wang, Le Rizen
Illustrations: Stéphanie Wang & David Bolduc Design graphique: Marianne Bérubé Lefebvre