Article publié le
13/3/2023
Inspiration

Des fermes pérennes pour le Québec

Stéphanie Wang a rédigé ce texte suite au visionnement du documentaire poignant Je me soulève d'Hugo Latulippe portant sur la création de la pièce de théâtre du même nom, mise en scène par les soeurs Véronique et Gabrielle Côté. Ce texte est né du même souffle de découragement, d'incompréhension, de colère, de tristesse, de courage, d'espoir et de poésie berçant tout un peuple devant la beauté fragile de nos écosystèmes naturels.

A vous, personnes citoyennes et politiques

Le texte qui suit est un cri du cœur d'une maraîchère biologique qui a vu plusieurs de ses collègues tomber au combat. C'est aussi le rapport d'une sociologue qui observe depuis 15 ans une tendance lourde s'installer dans notre agriculture. La terre agricole change de vocation pratiquement aussi souvent qu'elle change de mains. Ici, un verger est rasé et replanté en vignes. Là, un champ soigneusement défriché et désherbé par une entreprise maraichère est devenu un verger.

La question centrale est: a-t-on encore le loisir de gaspiller autant de temps et de ressources pour laisser à ce point libre cours à la libre entreprise en agriculture?

Les économistes le disent : le prix des terres agricoles a nettement surpassé la rentabilité de l’activité agricole. Le modèle de l’agriculteur propriétaire ne fonctionne plus sur papier. Dans ce contexte, les subventions agricoles destinées aux entreprises agricoles, tout comme les autres formes d'appui 01 l’achat d'une terre agricole, sont vouées a entretenir un modèle ou seuls Les plus privilégiés, novateurs, résilients ou acharnés d'entre nous persistent. Plusieurs y sacrifient leur qualité de vie, leur santé financière, physique et psychologique. Certains y laissent aussi leur vie…

Les signataires, les organisations ayant manifesté leur appui a ce texte et moi-méme ne sommes pas les premiers a dire que plusieurs*des bases de notre modèle agricole doivent être revus. Notre constat est que même la petite agriculture de proximité, dans laquelle on fonde tant d'espoirs, est en crise et ne tient trop souvent qu'a un fil.

Si notre autonomie alimentaire collective vous tient à coeur, je vous invite à lire le texte qui suit avec ouverture. Plusieurs initiatives de ce genre existent déjà ailleurs dans le monde. Maintenant est le temps de planifier notre changement.de cap avant que l'on ne frappe définitivement le mur.

Nous espérons contribuer a faire avancer les réflexions en vue de poser ensemble les jalons de l'établissement de fermes pérennes au Québec dédiées à nourrir les générations à venir.

À tous ceux et celles 

qui ont fait, qui font et qui feront leur mission de vie 

la création d’une ferme pérenne agroécologique

Derrière nos beaux légumes 

nos publications qui font rêver 

le sourire sur nos visages au marché 

la petite agriculture chancelle. 

Blessures physiques 

difficultés financières 

maladies 

épuisement 

écoeurantite 

séparations ou successions qui se règlent en cour. 

Nos conditions humaines individuelles 

ont trop souvent raison de notre enthousiasme initial. 

Alors on arrête la production commerciale 

soustrayant une terre agricole de plus de sa fonction 

ou bien on vend carrément toute la ferme 

liquidation des équipements sur marketplace 

vente de la terre à gros prix 

à qui peut bien se la permettre 

certainement pas des étudiants fraîchement sortis des bancs d’école d’agriculture. 

Et on n’a pas tout perdu 

car plusieurs de ces équipements et bâtiments 

ont été subventionnés par les contribuables 

via le Ministère de l’Agriculture 

et surtout la Financière agricole du Québec 

qui offre de 20 000$ à 50 000$ aux jeunes 

démarrant une entreprise agricole. 

Si l’intention est certes louable 

force est de constater que de telles subventions versées à « l’individu » 

ne garantissent aucunement que les ressources acquises grâce à elles 

continueront de servir au sein d’un système de production agricole à moyen long terme. 

Et si, au lieu d’être versées aux individus qui se lancent en affaires

ces subventions étaient remises à des fermes pérennes 

au moment où elles accueillent de nouveaux membres? 

Des fermes, dont le fond de terre 

serait mis en fiducie d’utilité sociale agroécologique 

afin que leur vocation 

soit inscrite juridiquement 

à perpétuité. 

Sur ces terres, les travailleurs seraient organisés en coopératives 

ou en organismes à but non lucratif 

pouvant jouir d’un droit de propriété superficiaire 

ou d’un autre type de propriété justifiant des investissements à long terme. 

Chaque génération amènerait ses couleurs, ses méthodes, son marketing 

mais on n’aurait pas à racheter tracteurs, machinerie, équipements, camions, chambre froide

à drainer 

à amener l’eau et l’électricité 

à construire serres et bâtiments 

à chaque fois que la terre change de main. 

La relève agricole pourra alors décider de rejoindre une ferme existante qui la fait vibrer ou bien démarrer une nouvelle ferme pérenne – si besoin est. 

En tant que membres travailleurs d’une ferme pérenne collective 

la relève conserve son élan entrepreneurial 

en possédant un droit de vote 

et en prenant des rôles et responsabilités au sein de l’entreprise. 

De nos jours 

toute ferme aurait besoin 

de mécanicienNes pour réparer la machinerie 

de paysagistes pour aménager des plate-bandes 

de cuisinierEs pour transformer les surplus et faire à manger à l’équipe de gardienNes pour s’occuper des enfants 

de comptables pour la tenue de livre et la facturation 

de secrétaires pour l’administration 

de directeur-trice général pour veiller à la bonne gestion de l’entreprise de pros des communications et réseaux sociaux 

de délégués syndicaux pour défendre nos droits 

et bien sûr de producteurs-trices agricoles. 

Quand tous ces chapeaux incombent à 1, 2 ou même 3 personnes sur une ferme 

on trouvera inévitablement des maillons faibles 

et trop souvent des journées de 12h de travail 

de mai à octobre sans journées de congé. 

Ironiquement, les fermes coopératives pionnières d’aujourd’hui sont pénalisées

car seulement 5 membres peuvent recevoir la subvention au démarrage 

mais on compte désormais des fermes coop de plus de 5 membres. 

On a besoin de fermes pérennes diversifiées 

avec des poules 

un four à pain 

des fleurs 

et des arbres fruitiers. 

Ce dont on rêve tous et toutes lorsqu’on cultive la terre 

mais qu’on a rarement le temps de créer en une vie. 

Les possibilités sont immenses 

si seulement 

on pouvait faire le saut 

d’un modèle individualiste à collectif 

d’entreprises agricoles. 

Le modèle actuel est cyclique, statique. 

Car l’entrée de relève en agriculture 

est contrebalancée par tous ceux et celles 

qui décident chaque année d’arrêter. 

On veut un modèle cumulatif, exponentiel 

porté par une vision de souveraineté alimentaire. 

Et si les subventions soutenant les productions destinées à l’exportation étaient aussi redirigées vers des fermes pérennes nourricières - qui nourrissent la population vivant autour d’elles? 

Combien de générations 

de gens de la terre 

pris à la gorge 

devront payer 

une même terre 

à la banque 

avant qu’elle soit enfin retirée 

du marché 

de la spéculation immobilière? 

Les terres agricoles 

sont un bien commun 

qui doit servir exclusivement à nourrir les communautés et 

non à enrichir des individus et des banques 

comme c’est le cas à l’heure actuelle. 

On veut des fermes pérennes agroécologiques

car au moment où la crise écologique frappe à nos portes 

on ne peut plus envisager de déverser 

des produits de synthèses et des boues d’épuration 

dans les sols et les cours d’eau 

dont se nourrissent les plantes et les animaux 

que l’on mange. 

Continuer en ce sens est pure hérésie.

Pourquoi jouons-nous à l’autruche? 

Ne ressentez-vous pas 

chaque épandage de contaminant 

comme une épée au coeur 

une épine dans la chaussette 

un sablier que l’on renverse 

comptant les jours qui nous restent? 

On veut des fermes pérennes dans l’espace temps 

que l’on peut bâtir à l’infini 

pour construire nos sols sans interruption 

sans crainte que notre ferme devienne un stationnement 

de centre d’achat. 

Isolée sur son rang 

repliée sur l’individu ou le couple 

laissée à elle-même 

la ferme familiale 

semble désuète 

dernier gaulois dans un monde éclaté 

où nos carottes sont en compétition contre celles de Wal Mart et Costco. 

Dans notre postmodernité de l’instantanéité 

de la flexibilité 

du changement perpétuel 

de l’éclatement des rôles et valeurs traditionnelles 

des crises imminentes 

il y a pourtant une certitude qui demeure : 

tant qu’il y aura des êtres humains sur terre 

on devra manger 3 fois par jour. 

La science développera sans doute de l’alimentation en gélule ou intraveineuse mais nous qui apprécions et défendons le droit à de vrais aliments 

 ayant poussé dans nos sols 

et abreuvés d’eau de pluie, de nos étangs et de nos puits 

serons ravis de compter sur une ferme pérenne près de chez nous. 

Oui, on veut des fermes pérennes de proximité

à travers tout le territoire habité 

tout comme les hôpitaux et les écoles 

qu’on retrouve dans un rayon raisonnable 

de toutes les communautés. 

Car manger est un droit aussi essentiel 

que l’accès aux soins de santé et à l’éducation. 

Au moment où le prix des aliments monte en flèche dans les épiceries

la poignée de grands distributeurs alimentaires enregistrent des profits quotidiens records. 

L’esprit du capitalisme 

nous mènera à notre faim 

si l’État providence 

n’intervient pas 

pour redéfinir les règles du jeu. 

On ne raconte pas souvent 

comment le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau 

a finalement réussi à abolir le régime seigneurial 

près de 200 ans après la Conquête britannique 

en créant en 1953 le Syndicat National du Rachat des Rentes Seigneuriales et en lui garantissant un prêt afin de payer le solde des rentes constituées aux derniers détenteurs de droits seigneuriaux. 

C’est ainsi que sont nées les municipalités et villes du Québec 

avec l’État comme créancier 

et les quelques 60 000 cultivateurs pouvant racheter leur terre 

en payant non plus une rente au seigneur mais une taxe municipale. 

Et si on se permettait une deuxième fois dans l’histoire 

de reprendre le contrôle de nos terres agricoles 

mais cette fois-ci 

en les libérant des chaînes de la propriété privée 

afin que fleurissent 

dans chaque municipalité, ville, région 

des fermes résilientes face aux changements 

portées par une collectivité plurielle 

régénératrices des sols 

prospères financièrement 

évoluant, se transformant 

mais pérennes 

jusqu’à la fin des temps.

Retrouvez le texte original et co-signez le sur le site web de la ferme de Stéphanie Wang, Le Rizen

Illustrations: Stéphanie Wang & David Bolduc Design graphique: Marianne Bérubé Lefebvre

Stéphanie Wang est née à Montréal de parents cantonnais ayant grandi à Madagascar. Sa maîtrise en sociologie à l’UQAM portait sur le régime administratif et législatif agricole au Québec, notamment les plans conjoints. Elle a travaillé à l’Union nationale des fermiers, à l’Union paysanne et à La Via Campesina avant de démarrer Le Rizen, une entreprise agricole spécialisée en production et transformation de légumes asiatiques biologiques. Le Rizen loue sa parcelle de terre aux Cocagnes, une ferme collective agroécologique à but non lucratif ayant vue le jour grâce à une importante campagne d’obligations communautaires. Elle est co-auteure du livre Légumes asiatiques : jardiner, cuisiner et raconter paru en 2022 aux Éditions Parfum d’encre.