Rapailler nos territoires, préface
Stéphane Gendron écrit: « Au cœur du débat sur l’avenir de notre humanité, il doit nécessairement y avoir un élément de décroissance dont personne ne veut entendre parler. » Et pour cause! Si l’on croit encore aujourd’hui qu’une croissance économique soutenue est l’apanage d’une société qui va bien, c’est qu’on oublie non seulement que les ressources de notre planète sont épuisables, mais aussi que l’opulence des uns découle généralement de l’appauvrissement des autres. À la lecture de l’ouvrage de Stéphane, je pense à l’abandon de nos terres au profit des villes, mais également à la dévalorisation de la polyvalence au profit de la spécialisation. D’une population plutôt rurale qui détenait une multitude de savoir-faire pratiques et savait s’en tirer avec les moyens du bord, nous sommes passés à une population plutôt citadine, beaucoup plus scolarisée, avide d’emplois spécialisés lui permettant de mettre en valeur un nombre de plus en plus restreint de compétences de plus en plus pointues. Ainsi est né le travail en silo : il ne s’agit plus d’être capable de tout faire avec un certain degré d’efficience, mais de faire une seule chose très efficacement. Obnubilée par de nouvelles ambitions productivistes, la population urbaine s'est laissée aisément convaincre qu’il était plus moderne d’acheter que de faire, et plus pratique de remplacer que de réparer. On s’est rapidement épris de cette société de consommation dont plusieurs commencent aujourd’hui à réaliser les limites et à admettre les travers.
C’est un état de fait qu’Yves-Marie Abraham explique mieux que moi dans son excellent plaidoyer en faveur de la décroissance, Guérir du mal de l’infini:
La quête de productivité, qui est au principe de la dynamique capitaliste […] se traduit [...] par une division du travail toujours plus poussée, c’est-à-dire par un processus constant de spécialisation des tâches. Chaque « travailleur » tend ainsi à devenir toujours plus compétent, mais sur un champ d’action toujours plus étroit. Il finit par conséquent, peu ou prou, par ne plus rien savoir faire d’autre que ce qu’exige la tâche particulière qui lui est confiée. Seule solution alors pour satisfaire à ses besoins les plus élémentaires […]: acheter des marchandises [...]. [Or] plus il prend l’habitude de consommer des biens qu'il n’a pas produits, moins notre « client-roi » devient aptes à produire lui-même ce dont il a besoin pour vivre. Sa dépendance aux marchandises et à l’immense système sociotechnique dont elles sont issues ne fait que croître.
Et qui incarne mieux le paroxysme de cette vorace dépendance vis-à-vis d’autrui que ces métropoles bétonnées qu’il faut sans cesse approvisionner? Comme un jeune enfant qui ramène tout vers sa bouche, la ville aux longues trompes chercheuses et insatiables gobe les ressources venues d’ailleurs en se moquant bien de tous ces prolétaires dont sa vie dépend. Et c’est là que le bât blesse : trop de gens lèvent le nez sur ces millions de travailleurs manuels mal payés qui leur permettent de se loger, de se nourrir et de se vêtir sans avoir à construire, à cultiver ou à tricoter quoi que ce soit. Quand réalisera-t-on que ceux et celles qui sont soi-disant resté.e.s derrière, pendant que d’autres se précipitaient devant, n’ont pas manqué le bateau, mais ont choisi de garder les pieds sur terre et les deux mains sur le volant. Et pourquoi le travail manuel est-il si souvent associé à un manque d’éducation?
« La ruralité n’est jamais vraiment sortie du syndrome de la colonie-comptoir qui l’affuble depuis les débuts de son occupation », poursuit Stéphane Gendron. Mais pourquoi ce dédain pour les personnes qui se salissent les mains, gagnent leur vie à la sueur de leur front et préfèrent habiter en régions? D’où nous vient cette honte d’habiter sur un rang ou au fond d’un canton? N’est-ce pas en allant à la campagne que nous nous ressourçons? Et si le moment était venu de repeupler nos rangs, de désengorger les villes et de nous reconnecter au vivant? Je ne parle pas de revenir à la chandelle, mais bien de considérer, en toute lucidité, ce qui vient devant. Nous n'avons pas à choisir entre nos avancées technologiques et nos savoir-faire d’antan; il s'agit plutôt de les combiner pour que nous puissions évoluer de façon plus raisonnable.
Voilà pourquoi je suis revenu tenir feu et lieu à la campagne. En conscientisant tout ce que le fait de me nourrir exigeait, j’ai compris qu’une des raisons, si ce n'est LA raison principale pour laquelle l’agriculture conventionnelle peine à nourrir la planète sans la détruire – et sans détruire la santé de ceux et celles qui la pratiquent –, c’est le déséquilibre : trop peu de gens ont la lourde tâche de nourrir tous les autres.
Je ne crois pas que notre salut alimentaire réside dans une agriculture pratiquée par de moins en moins d’humains. D’abord parce qu’il est impératif que nous nous intéressions collectivement à la paysannerie, ne serait-ce que pour des raisons métaboliques, psychologiques et sociales absolument déterminantes pour notre santé. Ensuite parce qu’il est évident que nos besoins de base ne pourront pas être comblés de manière pérenne par de grands systèmes productivistes ultra mécanisés et hyperspécialisés. Il faut remettre la main à la pâte. C’est un peu ce qu’a répondu Joel Salatin au philosophe Peter Signer quand ce dernier remettait en question le modèle agricole des fermes peu mécanisées, à dimension humaine, défendu par le fermier américain :
Je peux vous dire que notre ferme est environ cinq fois plus productive que la ferme conventionnelle moyenne de notre comté. Non seulement nous pouvons nourrir le monde de cette façon, mais nous pouvons le faire beaucoup mieux qu'elle. [...] Maintenant, nous aurons besoin de plus de gens, il faudra davantage de gestion pour pouvoir procéder de cette façon, sans produits pharmaceutiques, sans produits chimiques, sans tous les bâtiments, et le béton, et les ventilateurs, et l’intensité énergétique associés à l’agriculture productiviste. Cela demandera plus de gestion, mais nous pensons que la présence d'êtres humains dans les exploitations agricoles est une bonne chose et que nous ne devrions pas tenter de réfléchir aux meilleures manières de nous en débarrasser .
Veiller en personne à toutes les étapes de production d’un bien, c’est là encore s’interroger sur le sens des gestes que l’on pose et comprendre un peu mieux leur raison d’être, non? Bien entendu, il faut accepter de prendre un peu de recul et abandonner certaines habitudes au profit d’un mode de vie nécessairement plus terre à terre et plus confrontant. Renouer avec l’esprit du colon – qui était « charpente et beaucoup de fardoches », pour reprendre les mots de Miron – ne sera pas de tout repos, mais pourquoi ne pas ouvrir nos ailes pendant qu’il en est encore temps, au lieu d'aller nous écraser sur le béton? Contrairement à la serveuse automate, pour reprendre cette fois-ci les mots de Plamondon, je n’ai pas envie de « m’étendre sur l’asphalte et me laisser mourir ».
« Qui de nous aura le courage et l’audace de n’avoir que pour unique programme le changement draconien de notre mode de vie, et ce, immédiatement? » demande l'ancien maire de Huntingdon. « Il ne s’agit pas ici de porter au pouvoir un parti fédéraliste ou souverainiste, de gauche ou de droite, mais un parti qui est disposé à s’engager dans la refonte complète de notre mode de vie individuel et communautaire ». Cela fait plus de dix ans que j’ai quitté Montréal pour habiter une de ces innombrables municipalités québécoises à la population chancelante, qu'on traverse seulement quand elles sont sur notre chemin et dont la majorité des terres sont redevenues des friches. Moi qui croyais, en arrivant dans mon village, que le plus difficile serait de remettre les terres en culture et les pâturages en état de nourrir mes bêtes, voilà que je me bats pour que le colon 2.0 que je suis devenu ait droit de pratiquer son art, pour sa propre survie et celle de sa communauté.
« Le colon 2.0 n’est plus nécessairement l’agriculteur ou l’ouvrier relié à l’exploitation des ressources naturelles ou d’une industrie. Le nouveau colon est avant tout une personne qui s’installe en ruralité par choix. Il veut être ancré dans un territoire qu’il aura choisi ou retrouvé. Il a un rêve à réaliser. » Si je persiste à vouloir réaliser mon rêve impossible, si je n’arrête pas de me battre pour que tous ceux et celles qui le partagent puissent le réaliser un jour, c’est que je considère qu’il n’a rien d’extraordinaire. C’est un rêve ordinaire : avoir le droit de se nourrir soi- même et les autres par ses propres moyens, n’est-ce pas là la moindre des choses? Encore faut-il que notre territoire demeure habitable, c’est-à-dire que l’accès aux terres y soit abordable et que les lois permettent d'y pratiquer une néopaysannerie rentable – à condition que celle-ci soit entreprise de façon écologique, donc durable.
« La modernité nous offre une alternative: mourir dans la résistance aux changements ou renaître et plonger dans un monde encore rempli d’inconnus. Nous n’avons plus rien à perdre. » Oui, il faudra du courage, oui, il faudra de l’audace, mais le temps est venu d’embrasser le changement. S’il est une chose importante que la pandémie nous aura apprise, c’est qu’il est parfaitement possible de travailler autrement et, pour plusieurs, de le faire de chez soi grâce au télétravail. Pourquoi ne pas en profiter pour faire de notre foyer un endroit qui nous nourrit? Faut-il tant de courage pour élever quelques volailles et faire pousser quelques fruits? Faut-il tant d’audace pour s’occuper un peu plus de ses affaires que de celles d’autrui? Chose certaine, l’essai de Stéphane Gendron nous porte à y réfléchir sérieusement. Même si ni lui ni moi ne savons ce que l’avenir nous réserve, il y a fort à parier que si nous voulons en faire partie, nous devrons rapailler ces savoir-faire qui, naguère, ont garanti notre survie et les revisiter à la lumière de ce que notre passage en ville nous a appris.
Dans la société moderne et ultra-urbaine, le mode de vie qu’est la ruralité est en voie de disparition et le Québec n’échappe pas à ce phénomène mondial. Cet effacement progressif de la paysannerie est une véritable tragédie qui touche des centaines de municipalités et les gens qui y habitent. La petite mort des régions au profit des villes est bien avancée mais selon Stéphane Gendron, il est encore possible de renaître, occuper nos territoires et y vivre dignement. Dans un essai vibrant et accessible, l’ex-maire de la ville de Huntingdon livre un plaidoyer pour une nouvelle ruralité du XXIe siècle.
Rapailler nos territoires aux éditions Écosociété